Histoire

 

Vous saurez que les poulaillers landais ne ressemblent pas à ceux des autres campagnes. Quelques planches en font les frais, fournies par la pinède au milieu de laquelle se dresse, isolée dans une clairière, la maisonnette du résinier. Celui-ci les assemble en une façon de caisse, les assujettit avec une poignée de ces clous qui lui servent à fixer au flanc des arbres le godet où ruissellera le sang âcre et blond du pin : la résine. Et, pour mettre les volailles endormies à l'abri des expéditions nocturnes menées sans bruit par les fauves de la forêt – je veux dire les blaireaux et fouines – cet appareil est hissé à deux ou trois mètres au-dessus du sol, en haut de quatre baliveaux. Une échelle primitive permet aux bestioles, oies et poules, de monter, moitié sautant, moitié voletant, à l'intérieur de ce refuge haut-perché.
- Je vais aller voir s'il y a des œufs dans le poulailler, déclara ce matin-là Mme Crastets à Céline, sa fille aînée.
- Et moi, je débarbouille les petits, avant qu'ils partent pour la classe, répondit la fillette en brandissant gaiement une éponge.
La Landaise traversa la courette semée d'aiguilles de pin, où des cigales chantaient dans le sable tiède. Saluée par le caquetage des volailles se ralliant autour d'elle, la maman de Céline s'attarda près des lapins avant de gagner l'échelle aux barreaux disjoints. Hélas ! elle pose le pied au hasard : un bruit de bois qui craque, une chute qui résonne, provoquant les pépiements affolés de la gente emplumée….

Mme Crastets est, par terre, incapable de se relever.
Ses appels font accourir Céline; celle-ci s'empresse, s'efforçant, sans y parvenir, à mettre sa mère debout.

- Pauvre maman ! peut-être tu as la jambe cassée… ou une entorse ! diagnostique la fillette, dont les connaissances médicales ne sont pas très fixées.
- Mon Dieu ! quel grand malheur ! Aide-moi à rentrer, petite; et puis tu iras chercher le docteur à Marcheprime.
Par chance, la cour n'était pas grande à traverser, car le trajet fut affreusement pénible. La paysanne, accrochée à Céline, grande et forte pour ses treize ans, par moments chancelante cependant sous le poids, se traînait avec effort, les lèvres serrées afin de retenir les plaintes qui eussent déchiré le cœur de sa petite. Arrivée à la maison, maman Crastets gémit, la voix brisée :

- Je n'en peux plus, Linette; il faut me mettre sur mon lit.
Le père était parti jusqu'au soir dans la pinède, avec sa hachette de résinier. Force était d'agir sans lui. En un tour de main et l'encourageant de son mieux, Céline installa sa mère sur son lit. Puis elle déclara :
-Je cours chercher le docteur. En passant par le raccourci, je reviendrais assez tôt pour prendre les petits à la sortie de l'école.
- Va vite, ma grande !
Céline avait déjà bondi dehors, comme une jeune chèvre tentée par le clair soleil.
Au point où le raccourci rejoint la grand-route de Barp à Marcheprime. La fillette s'entendit héler par une voix amie. Un vieux cantonnier, le père Jeanton, travaillait là, cassant de la pierre que le rouleau viendrait tasser un de ces jours. Le bonhomme redressa ses reins fatigués et s'écria, paternel :
- Où cours-tu si vite, Linette ?
- Je vais au bourg chercher le médecin, père Jeanton !  répondit l'adolescente essoufflée.
- Hé là ! y a pas de malheur chez toi, au moins ?
- Maman vient de tomber de l'échelle ; j'ai peur qu'elle se soit cassé la jambe !
- Ah ! pauvre ! dépêche-toi, ma jolie !
Céline s'éloigna d'un pas allongé, entre les pins qui, venant en double haie border la route, y dispensaient une ombre maigre rayée de chaude lumières. A nouveau le vieil homme courba son échine vers le sol, et le fer de son outil arracha, aux silex qu'il brisait, de fugitives étincelles aussitôt éteintes. Un peu plus tard, ayant interrogé au ciel l'emplacement du soleil, qui est, comme vous savez, l'horloge des cantonniers, le père Jeanson connut qu'il s'en venait temps d'aller "casser la croûte".
Pour cela, il lui fallait aller jusqu'à Lacanau-de Mios, le village forestier le plus proche, qui groupe ses maisonnettes à trois quart de lieue. Soucieux d'avoir une compagnie pendant le trajet, le brave homme tira de sa poche une courte pipe dûment noircie. Il la bourra d'un pouce méthodique, atteignit sa boîte d'allumettes, fit jaillir une flamme claire, enflamma le tabac de gouvernement. Après quoi, ayant secoué l'allumette pour l'éteindre, Jeanson la jeta derrière lui, en tirant sur sa pipe avec béatitude.
Or, l'allumette n'était pas éteinte. Elle traça dans l'air une courte trajectoire, insuffisante à souffler le point rouge demeuré au bout du bâtonnet; ensuite elle alla choir, gracieuse et fantasque, sur une pincée d'aiguilles de pins tombées des arbres voisins, et que l'impitoyable soleil, rissolant ce talus au bord de la route, avait déjà blondies, comme des fils de caramel. A ce contact résineux le point ardent de l'allumette, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, reprit force et courage. Il devint une perle rouge, dont le baisé sur la brindille voisine éveilla une flammèche folle qui, dansant de joie, alluma autour de soi de menus foyers aux langues ardentes. Dans un pétillement vif, escorté de transparentes fumée bleuâtre, toute l'herbe à l'orée du bois s'embrasa. Déjà l'incendie se développait, aiguilles de pins et brins roussis flamboyant à qui mieux mieux et communiquant leur ardeur à ce qui les entourait.
Cependant Céline était arrivée à Marcheprime. Connaissant la maison du médecin, elle alla directement y sonner. A la bonne accourue, elle dit en toute innocence :
- Je viens chercher M. Prioux, pour partir bien vite avec moi.
- Mais Monsieur n'est pas là ! Il a été demandé à Calamney.
- Oh ! Gémit la fillette désolée, et maman qui s'est cassé la jambe !
- Il ira la soigner dès son retour, promit la servante émue par cette juvénile détresse. Où est-elle, votre maison ? dans les pins ?
Céline donna les indications nécessaires, puis reprit en hâte le chemin de la forêt. En approchant du carrefour où une heure plus tôt elle avait rencontré le père Jeanson, la petite Landaise tout à coup frémit et pâlit. Seigneur ! Il y avait le feu sous-bois ! Pourvu que le fléau, qui chaque année ravage des centaines d'hectares, se soit déchainé loin, très loin ! Pourvu que le vent, qui apportait cette odeur caractéristique de fumée et de résine fondue, ne guide pas les flammes vers la chère maison familiale !
L'enfant pris la course : la chaleur accrue lui faisait redouter le pire. Ayant atteint le point où s'amorçait le sentier qu'elle devait prendre, elle eut un cri d'épouvante : des crépitements sinistres résonnaient dans la forêt, des jets de flammes s'élançaient, perçant une fumée noire qui tourbillonnait lourdement.
Bientôt une coulée de feu lui barra le passage, ondulant en farandole mortelle au souffle du vent.
Le premier mouvement de Céline fut de s'enfuir. Qui de nous n'en eu fait autant ? Elle connaissait à  cinquante mètres, l'existence d'un coupe-feu, chaussée déboisée pratiquée dans la pinède et rigoureusement privée de végétation;  la nappe de flammes, faute d'aliments, devait mourir sur ses bords. Le coupe-feu, sans doute, protègerait là-bas la maison des parents, et elle-même, en faisant un assez grand détour il est vrai, pouvait rentrer sans danger.
Terrorisée par les craquements des arbres s'écroulant sous l'action du feu, la fillette s'était mise en marche à vive allure dans la direction nouvelle, soudain une pensée tragique la fit revenir sur ses pas, dans l'air déjà torride : si le coupe-feu ne suffisait pas à arrêter le fleuve ardent en marche, que deviendrait maman, immobilisée dans son lit ? Et si les petits, lassés d'attendre la grande sœur , étaient revenus à la maison, ne se trouveraient-ils pas cernés par les flammes? Il fallait à tout prix que Céline rentrât près de ceux qu'elle aimait, afin d'écarter d'eux l'affreuse mort qui peut-être les guettait.

Insensible désormais à la peur, l'adolescente en quelques secondes élabora un plan d'action. Elle courut au fossé voisin qui ne reliait par un réseau de petits rus à ce ruisseau de Canne portant son tribut à la Grande Leyre, deux kilomètres avant que celle-ci pousse son delta spongieux dans le bassin d'Arcachon. Au fond du fossé, un peu d'eau miroitait parmi les herbes. Céline s'y laissant glisser se roula dans cette eau, qui constituait la meilleure chance de salut pour la redoutable entreprise qu'elle se disposait à tenter.
Quand la fillette fut trempée jusqu'aux os, elle se lança bravement à travers le fleuve de feu. Il était peu large encore, quelques mètres au plus; mais, terriblement vivace, il pétillait et ronflait comme s'il avait l'intention d'envahir toute la pinède et de faire éclater, sous son baiser ardent, les pins qui laissèrent à leurs branches des poignées d'aiguilles vertes. Comme s'il voulait aussi consumer Céline elle-même.

Les flammes méchantes poussées par un vent rageur, attaquèrent la fillette qui, les mains croisées sur sa poitrine, traversait le brasier en courant. Mais elles reculaient au contact de ses vêtements mouillés, qui émettaient une vapeur chaude. Aveuglée par la fumée, suffoquée par la chaleur, la fillette au cœur vaillant s'acharnait à traverser le fleuve de feu. Elle n'avait qu'une seule pensée :

-Mon Dieu, faites que j'arrive assez tôt à la maison pour sauver ma maman et les petites !
Après des minutes qui lui semblèrent interminables, bien qu'en réalité leur nombre fût peu élevé, Céline enfin atteignit le coupe-feu. Cette allée sablonneuse, rayée par les ornières des chars à bœufs, véhicules primitifs de la forêt transportant charges de bois ou pommes de pins, constituaient une route naturelle plus courte que les entiers tortueux se glissant entre les arbres. Là, les flammes s'arrêtaient. Emportée par son élan, Céline courut encore un peu, avant de s'abattre hors d'haleine sur l'autre lisière du coupe-feu.
Le plus grave péril était surmonté; mais la fillette était accablée de lassitude et de terreur : le feu n'allait-il pas la poursuivre ? Des flammes innombrables se tordaient derrière elle, derrière le coupe-feu. L'air était suffoquant. L'enfant exténuée serait volontiers demeurée immobile un long moment, elle éprouvait un si grand besoin de se reposer après l'effort qu'elle venait de fournir ! La chaleur du brasier avait sécher ses vêtements et Céline se savait presque en sécurité, le coupe-feu traversé. Cependant, il n'était pas certain que tout péril fut conjuré, et il fallait en protéger maman, pauvre maman qui souffrait dans son lit !
Avec peine, Céline se releva; elle reprit sa course vers la maison familiale. Arrivée au pied d'une dune, qui avec ses trois mètres de haut, faisait figure de colline dans la pinède plane, l'adolescente l'escalada, parvenue au faite elle se retourna, pour considérer son chemin. Avec quel soulagement elle vit le feu stationnaire derrière l'obstacle qu'il n'avait pu franchir ! Et non seulement l'incendie était moins menaçant, mais il serait bientôt vaincu, les flammes ayant dévoré déjà une grande partie de ce qui pouvait leur servir de proie. Rassurée cette fois, Céline poursuivit sa route en remerciant le ciel.
Vingt minutes de marche encore la conduisirent chez elle. Rien ne marquait de l'extérieur qu'aucun incident y fût survenu. Les poules grattaient le sol autour de l'échelle brisée que Justin, le plus grand des garçons, revenu de l'école avec le benjamin, s'essayait à réparer à l'aide du marteau paternel. Céline les embrassa au passage, puis courut à la chambre de sa mère. Celle-ci s'effara en la voyant :
- Ma pauvre chérie, comme tu es faites !
La fillette tenta de sourire :
- Ce n'est rien, petite mère… Je suis heureuse de te trouver saine et sauve !
D'un œil expert, la Landaise examinait sa fille : ces vêtements souillés de boues séchés, ces poignets rougis, ces cheveux roussis… La paysanne s'écria :
- Seigneur ! Il y a le feu en forêt ! Et tu as passé en travers !
- Je voulais revenir bien vite… balbutia Céline.
Ses forces l'abandonnaient, elle se laissa tomber sur une chaise de paille. Ce fut ainsi qu'un peu plus tard le docteur la trouva. Un coup d'œil lui suffit pour apprécier la situation :
- Vous avez une grande fille très courageuse, madame Castets ! J'ai dû, pour éviter l'incendie, faire un long détour avec ma voiture, tandis que votre fillette passait à travers le feu, pour vous rejoindre plus tôt.
- Je voulais être là, afin de sauver maman et les petits, s'il en était besoin, murmura Céline.
- Elle n'est pas beaucoup brûlée, au moins, dîtes, docteur ? interrogea la mère anxieuse.
-Non madame, tranquillisez-vous. Nous allons soigner cela, ce ne sera rien. Et je vais aussi m'occuper de vous.
La mère, comme la fille, furent tôt pansées, car il ne s'agissait, pour l'une que d'une entorse, pour l'autre que des brûlures légères. Et le résinier, au soir, put entendre en toute tranquillité d'esprit le récit que sa femme lui fit de la bravoure de leur Célinette.